Histoire de la tragédie
La tragédie grecque
On se perd en conjectures sur l'origine de la tragédie : son nom, tragôidia(littéralement,
« chant du bouc »), semble renvoyer à des improvisations religieuses liées au
culte de Dionysos, ce que confirme le fait qu'à Athènes les tragédies étaient
représentées uniquement à l'occasion des fêtes consacrées à ce dieu (les dionysies) et dans le cadre du théâtre qui lui était dédié. Mais on ignore ce qui a
permis le passage de textes courts à forte teneur religieuse à une forme
d'expression véritablement littéraire, qui emprunte sa matière à l'épopée tout
en faisant passer ses mythes (religieux et légendaires) au crible des nouvelles
valeurs civiques et juridiques de la démocratie athénienne. Ce qui est sûr,
c'est que la forme de la tragédie se fixe définitivement au cours duve s.
avant J.-C., lorsque, avec Eschyle, la partie dialoguée (donc l'intrigue dramatique) prend le pas sur la
partie chantée dévolue au chœur, et issue dudithyrambe primitif.
L’histoire de la tragédie grecque ne se réduit pas aux deux dates
rapprochées qui séparent les Perses d'Eschyle (472 avant J.-C. ; première tragédie conservée) d'Œdipe à Colone de Sophocle (401 avant J.-C. ; dernière tragédie conservée).
Eschyle n'est pas le premier auteur tragique. Vers le milieu du vie s.
avant J.-C., l'Athénien Thespis aurait donné forme à la tragédie en remplaçant le chanteur des
origines, le coryphée, par un acteur qui jouait, en face du chœur, un ou même plusieurs rôles.
D’autres également précédèrent Eschyle, tels Pratinas, Phrynichos. Sophocle etEuripide, qui ont écrit une centaine de pièces chacun, ont eu aussi des rivaux (Ion
de Chios, Néophron, Nicomaque) et ont été suivis par notamment Critias, Agathon
et Cratinos. Des fragments de tragédies de plus de deux cents auteurs et seulement
quelque trente pièces intégrales des trois grands auteurs grecs (Eschyle,
Sophocle, Euripide) ont pu être conservés.
La tragédie attique se caractérise par une structure forte, composée de
passages dialogués et de passages chantés. Eschyle et Sophocle font
définitivement de la tragédie une action dialoguée en ajoutant respectivement
un deuxième puis un troisième acteur. Un prologue précède l'entrée du chœur (la parodos).
L'action se développe ensuite en trois épisodes entre lesquels le chœur chante
les stasima et se termine par l'exodos (exode). Le texte est
réparti entre le chœur, placé dans l'orkhêstra, qui commente l'action et se
plaint, et les acteurs qui agissent sur scène.
La tragédie latine
Entrée en décadence dès le début du ive s. avant J.-C., la
tragédie attique est imitée, à Rome, par Sénèquenotamment, seul auteur dont nous possédons des œuvres entières. Des
fragments de tragédies de Livius Andronicus, de Naevius, d'Ennius (iiie s. avant J.-C.), de Pacuvius et d'Accius (iie s.
avant J.-C.) nous sont parvenus, et l'usage d'écrire des tragédies fut préservé
dans l'Empire romain, ne fût-ce qu'à titre d'exercice scolaire.
La pratique du genre ne fut interrompue que durant le Moyen Âge. Mais,
sitôt cette tradition redécouverte par les hommes de la Renaissance italienne,
la tragédie attire l'attention des lettrés, qui, ayant traduit Sénèque, créent
des œuvres originales (mais d'inspiration sénéquienne) en Italie puis, à partir
du milieu du xvie s., en France et dans toute l'Europe. Seule
l'Espagne reste à l'écart, attachée à la comedia, forme souple qui
accueille les sujets les plus légers comme les drames les plus noirs. Partout
ailleurs, c'est une véritable floraison de la tragédie, non seulement dans
chacune des grandes langues nationales, mais aussi en latin.
Le théâtre élisabéthain
Entre l'avènement d'Élisabeth Ire (1558) et l'ordre du Parlement
de fermer les théâtres (1642), l'expression dramatique fait l'objet en
Angleterre de l'engouement d'un vaste public, à la cour comme en ville, malgré
l'opposition des puritains. Plus de 1 000 pièces sont enregistrées
entre 1580 et 1642, dues à une multitude d'auteurs, parmi lesquels
Thomas Kyd (1558-1594), George Chapman (1559-1634), Christopher Marlowe, John Marston, Ben Jonson, Thomas Dekker, Francis Beaumont, John Fletcher, John Webster,John Ford, John Lyly, dominés par la figure de William Shakespeare.
Tout en faisant la part belle au tragique, le théâtre élisabéthain ne lui
réserve pas de forme spécifique. L'essentiel, pour les dramaturges, est
d'exprimer des vérités du cœur et de l'esprit et de refléter le spectacle du
monde. Les secousses de la monarchie anglaise et la dégradation en cynisme des
vertus héroïques s'y peignent donc, et tragiquement. Les autres caractères de
cette dramaturgie – mélange du tragique et du bouffon, prédilection pour la violence
et pour le thème de la vengeance, angoisse métaphysique dissimulée sous un
appétit forcené de jouissance et de connaissance, mélange de truculence verbale
et de raffinement poétique – étendront leur influence sur le continent après
deux siècles, contribuant à l'extinction des formes classiques
« pures ».
La tragédie française
Bien que le protestant Théodore de Bèze ait écrit en 1550 la première tragédie originale française (Abraham
sacrifiant), la tragédie moderne naît en France en 1552, avec la Cléopâtre captive d'Étienne Jodelle. Sur le modèle de Sénèque,
Jodelle invente, en s'inspirant des Italiens, la « tragédie humaniste », fondée
sur une esthétique à laquelle resteront fidèles tous ses successeurs (notamment Robert Garnier et Antoine de Montchrestien). Le sujet de la tragédie demeurera immuable sous
la variété des histoires, et la manière de le traiter restera la même : tout
étant déjà joué, la pièce montre le malheur en marche à travers les débats
rhétoriques, les réflexions philosophiques et morales, les plaintes lyriques,
les récits élégiaques ou pompeux et les chants du chœur, qui débouchent sur le
dénouement funeste. Visée morale, statisme, juxtaposition de tableaux plutôt
qu'enchaînement rigoureux de scènes, très forte charge poétique et régularité
sont donc les traits dominants de ce type de tragédie.
Conçue par et pour une élite, la tragédie humaniste n'a pas survécu au
contact des représentations populaires : elle perd son caractère statique (les
chœurs sont les premiers à disparaître) au profit de combats, de suicides, de
viols, de mutilations, de meurtres… – le goût pour ces scènes violentes
entraîne une modification dans le choix des sujets, désormais souvent empruntés
à l'actualité, aux nouvelles et au roman –, en même temps qu'elle rompt
avec les règles de l'unité d'action et de temps. Ce qu'on appellera après coup
la tragédie irrégulière tend donc à substituer l'action à la déploration.
La fin du xvie s. voit également l'invention capitale d'un
nouveau genre : la tragi-comédie, qui, tout aussi irrégulière, puise constamment dans la littérature
romanesque, et partant déroule des aventures héroïques et amoureuses, où la
mort n'est qu'un risque et où le dénouement est systématiquement heureux.
D'égale importance fut l'importation d'Italie, à la même époque, de la pastorale, qui a l'amour pour unique enjeu et où l'action est fortement structurée
grâce au principe des amours en chaîne.
C’est dans ce contexte que les inventeurs de la tragédie classique(Jean Mairet, Georges de Scudéry, Pierre Corneille, Jean de Rotrou) imaginent une nouvelle forme de tragédie régulière en puisant aux mêmes
sources théoriques que les auteurs de la Renaissance.Alexandre Hardy, le principal auteur de tragédies irrégulières et de tragi-comédies du
premier quart du siècle, Théophile de Viau (Pyrame et Thisbé) et le seigneur de Racan (les Bergeries) – admirés pour
leurs drames amoureux écrits dans une langue polie et poétique – servent
de modèles aux premiers tragédiens classiques, qui commencent eux-mêmes leur
carrière par des tragi-comédies et des pastorales. En même temps, ils
établissent les principes de régularité et de vraisemblance, préconisés par les
théoriciens à partir de 1630, tout en intégrant les apports tragi-comiques et
pastoraux que constituent l'action et le mouvement, la psychologie et le
conflit amoureux, l'expression d'une volonté de dépassement de soi engendrée
par la passion. La Sophonisbe (1634) de Jean Mairet marque la
naissance et la victoire. d'un genre tragique régulier.
Vers 1640, quand Pierre Corneille lance, aprèsle Cid, la série de
ses pièces historiques, la tragédie devient non plus le récit d'une illustre
infortune, mais la mise en scène d'une action héroïque face à un conflit
politico-amoureux et sous la menace d'un péril de mort : désormais, l'issue
funeste n'est plus une nécessité. Même si par la suite Jean Racine substitue la
passion à l'action héroïque, il ne conçoit jamais la tragédie comme une
déploration, mais comme une intrigue qui progresse au rythme des affrontements et
des coups de théâtre. En définitive, si opposés qu'ils puissent être par
ailleurs, Corneille et Racine fondent leur dramaturgie sur une conception du
genre tragique qui n'est plus celle de l'écrasement de l'homme, mais celle des
conflits intérieurs insolubles, dont les héros ne peuvent se libérer que par le
dépassement généreux ou par la mort.
Parmi les auteurs de la tragédie
classique figurent également Tristan
L'Hermite, Isaac Du Ryer,
Claude Boyer, Philippe
Quinault et Thomas
Corneille. Après l’avènement de ce genre au xviie s., les
imitations duxviiie s. (Crébillon, Voltaire,
Népomucène Lemercier) ne parvinrent pas à en ranimer le souffle.
Au xxe s., la tragédie
grecque est redevenue un modèle ou une nostalgie pour quleques auteurs comme Paul Claudel, Jean Cocteau, Jean
Giraudoux, Jean Anouilh.
Mais les dieux sont morts et, malgré les efforts d’Albert Camus et
de Jean-Paul
Sartre pour opposer à la tragédie de la fatalité une tragédie
de la liberté, le genre, âprement critiqué par Berthold
Brecht, n'a pas retrouvé la communion ou l'angoisse collective
nécessaire à son épanouissement.
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