Présentation d'Andromaque
Andromaque est une tragédie en
cinq actes et en vers de Jean Racine (1639-1699), créée à Paris au théâtre de
l’hôtel de Bourgogne en 1667, et publiée à Paris chez Girard en 1668.
Troisième pièce de Racine,
cette tragédie marque le véritable point de départ de sa carrière. Il s’y
inspire essentiellement de l’Énéide, de l’Andromaque d’Euripide, de la Troade
de Sénèque, probablement aussi du sixième livre de l’Iliade et de certaines
pages de Darès. Le succès fut immense mais les critiques fusèrent et, dès mai
1668, Molière joua la Folle Querelle de Subligny qui prétendait pointer les
défauts de la pièce. Andromaque surmonta ces attaques et reste, aujourd’hui
encore, la pièce la plus appréciée de Racine. Les recherches des metteurs en
scène contemporains témoignent de cette vitalité: notamment celle de
D. Mesguich (1975) ou celle de J.-P. Roussillon (1974) qui mettaient
à mal les représentations traditionnelles de la pièce, ou encore celle Pierre
Dux qui, en 1964, proposait une mise en scène plus respectueuse de la
tradition dans laquelle tout accentuait les aspects conventionnels pour mieux
souligner la fameuse «chaîne des amours». L’actualité d’Andromaque provient
sans doute de la nouvelle manière de traiter la tragédie que Racine y faisait
voir, à laquelle s’ajoutent des thèmes — exclusivité de la passion et
folie — souvent privilégiés par le spectateur du XXe siècle.
Résumé d'Andromaque
Oreste, le fils d’Agamemnon, est
envoyé par les Grecs à Buthrote pour demander à Pyrrhus, roi d’Épire, qu’il lui
livre Astyanax, le fils de sa captive troyenne Andromaque. Or Pyrrhus aime
Andromaque et délaisse sa fiancée Hermione, fille d’Hélène. Pour Oreste, qui
n’a cessé d’aimer en vain Hermione, l’espoir renaît. Pyrrhus s’est opposé à la
demande d’Oreste, mais exige d’Andromaque, pour prix de la sécurité de son
fils, qu’elle l’épouse (Acte I). Hermione, à qui Oreste est venu déclarer
la constance de son amour, le repousse, et, piquée du refus de Pyrrhus, demande
à Oreste de renouveler sa requête. Pyrrhus a réfléchi et accepte de livrer
Astyanax (Acte II). Oreste, voyant son espoir s’évanouir avec cette
décision qui semble éloigner Pyrrhus d’Andromaque, projette d’enlever Hermione.
Son ami Pylade l’y aidera. Hermione triomphe et éconduit Andromaque venue lui
demander de sauver son fils. Celle-ci supplie alors Pyrrhus, qui renouvelle son
ultimatum. Elle va se recueillir sur le tombeau de son époux Hector
(Acte III). Elle se décide à épouser Pyrrhus mais se tuera juste après la
cérémonie: Astyanax sera alors sauvé. Hermione, bafouée par Pyrrhus, exige
d’Oreste comme preuve d’amour qu’il le tue (Acte IV). Oreste vient
annoncer la mort de Pyrrhus à Hermione. Loin de lui accorder sa main, furieuse,
elle le chasse et se suicide. L’apprenant, Oreste devient fou, laissant
Andromaque prendre le royaume en main (Acte V).
Analyse de la pièce
Avec Andromaque, Racine donne
la mesure d’un talent original que ses pièces précédentes n’avaient pas
pleinement révélé. En effet, cette pièce correspond à une rupture dans la
conception du tragique jusqu’alors dominante, essentiellement illustrée par
Corneille. On reprocha à Racine la brutalité de Pyrrhus, dont l’attitude à
l’égard d’Hermione n’est pas celle d’un honnête homme (il ne tient pas sa
promesse de l’épouser). Ces critiques eurent un écho réel auprès du public de
l’époque comme en témoigne le succès de la parodie par Subligny. Racine a beau
se défendre dans sa Préface, les doctes avaient senti combien sa pièce s’éloignait
de la tradition chevaleresque dont elle détruisait les valeurs. On peut
considérer que le tragique s’y déplace selon deux grands axes. Le premier se
nourrit encore d’éléments traditionnels: fidélité à toute épreuve d’Oreste
envers Hermione, qui peut aller jusqu’à l’abaissement de soi par le meurtre;
mise en balance de l’intérêt des Grecs et de l’amour voué par Pyrrhus à
Andromaque. Mais un déplacement s’opère dans la mesure où ces éléments sont
entachés d’impureté: Oreste ne tuera pas Pyrrhus dans un combat singulier et ne
fera qu’ajouter son coup meurtrier à ceux des autres. Son geste est sans
gloire. Et si sa folie qui éclate lors du dénouement peut le rendre tragique,
ce tragique le dégage de toute référence à un ordre social que la folie ne lui permet
plus d’appréhender. Elle le libère d’une représentation du monde à laquelle il
n’a pu s’intégrer (ses vains efforts pour oublier Hermione par le sacrifice de
soi en témoignent, I, 1 et II, 2). La folie est un
dénouement par la fuite. Un lecteur du XXe siècle y est particulièrement
sensible, peut-être parce qu’elle est devenue à ses yeux la seule réponse
possible à l’inadéquation au monde quand les valeurs s’effritent. Oreste fou,
c’est la tradition chevaleresque qui s’achève en refusant au moi la tragédie
d’un déchirement entre des valeurs de poids égal. Le personnage d’Oreste
constitue la figure emblématique de la fin d’un monde héroïque qui emporte avec
elle une certaine forme du tragique.
Parallèlement, et il s’agit
du second axe selon lequel s’opère le déplacement du tragique, on remarque la
naissance d’une force transcendante au monde des hommes, figurée par le tombeau
d’Hector. Le «dieu caché» dont parlait L. Goldmann se manifeste ici et son
apparition confirme la destruction des valeurs chevaleresques. Que toute la
tragédie soit «suspendue à un cadavre» (R. Picard) révèle que l’essentiel
n’est pas de ce monde, que l’héroïsme ne permet plus au moi de se constituer,
mais provoque au contraire irrémédiablement sa perte. Chacun des personnages,
sauf Andromaque que sa fidélité au mort préserve, est victime des exigences de
son moi: Hermione est orgueilleuse (II, 1 et III, 2) autant
qu’amoureuse et suscite la catastrophe en satisfaisant une cruauté tyrannique
qui lui renvoie d’elle l’image flatteuse d’une héroïne capable de se venger
seule (IV, 3). Pyrrhus, que l’amour ne favorise pas, se rabat sur son
autorité de souverain, unique moyen de combler ses désirs sans déchoir:
lorsqu’il avoue son amour à Andromaque, il exprime dans le célèbre «Brûlé de
plus de feux que je n’en allumai» (I, 4) sa flamme amoureuse autant que le
dégoût d’un passé glorieux qui le torture. Mais cette confession inefficace se
métamorphose en menace: puisque ce reniement n’a pas suffi à lui ouvrir le cœur
de sa captive, Pyrrhus tente de reconstituer son moi héroïque par un acte
d’autorité qui lui redonne l’offensive. Quant à Oreste, avant de sombrer dans
la folie, il incarne le héros fatigué («[...] et tu m’as vu depuis / Traîner de
mers en mers ma chaîne et mes ennuis», I, 1) qui se contente, quoi
qu’il en dise («J’aime; je viens chercher Hermione en ces lieux / La fléchir,
l’enlever ou mourir à ses yeux»), d’exploiter une situation qui lui est
favorable, mais qu’il n’a pas provoquée. Sa faiblesse conduira au dénouement au
même titre que le chantage exercé par Pyrrhus. La situation telle qu’Oreste
veut l’analyser réduit l’intelligence à une duperie car toute décision ou tout
acte qui en découle sont ramenés à de vaines agitations qui, loin de résoudre
les conflits, font tourner les engrenages encore plus vite et conduisent les
personnages vers leur anéantissement.
La chaîne des amours (Oreste
aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime Hector) n’est en
ce sens que le procédé poétique — d’ailleurs très courant dans les romans
pastoraux — de l’expression d’une fatalité venue de plus loin, plus loin
que la guerre de Troie, qui fait de chaque personnage un «juste pécheur»
(L. Goldmann) et l’installe au sein d’une tragédie qui lui est propre. Si
l’intrigue est nouée, simplement mais indissolublement, par des amours non
partagées, chaque caractère développe une réaction originale qui rend le
tragique de sa situation unique. Aucun des personnages principaux n’est tout à
fait bon ou tout à fait mauvais, et l’on s’intéresse autant au sort d’Hermione
bafouée qu’à celui d’Andromaque. La force de la pièce tient à la clarté et à
l’intransigeance avec lesquelles s’expriment tous les personnages. On
remarquera que la volonté d’Oreste de gagner Hermione apparaît comme une donnée
initiale (I, 1) que le comportement de celle-ci ne se modifiera pas, et
que le revirement de Pyrrhus n’est l’occasion d’aucun monologue délibératif,
mais s’opère au contraire avec une aisance étonnante qui évite au spectateur de
disperser son attention. La composition souligne, par sa régularité mécanique,
l’implacable rigueur qui préside au destin des personnages: deux grandes scènes
par acte, sauf au dernier où Pyrrhus meurt; la première est consacrée à Oreste
ou à Hermione, la seconde à Pyrrhus ou à Andromaque; ces scènes ne donnent des
ouvertures possibles à l’intrigue qu’en apparence, en réalité elles resserrent
l’étau. Le seul moment de pause — Andromaque se recueillant sur le tombeau
d’Hector —, censé se dérouler entre le troisième et le quatrième acte, n’est
pas restitué sur scène. On évite ainsi un monologue qui aurait pu laisser libre
cours aux pleurs amoureux d’Andromaque et altérer, par l’expression d’une
passion encore vivante, l’image de piété vouée aux mânes d’un époux.
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