Le 21 décembre 1639, à la Ferté-Milon (Picardie)
Issu d'un milieu bourgeois plutôt modeste – son père a
les charges de procureur au bailliage et de greffier au grenier à sel de La
Ferté-Milon –, Jean Racine est orphelin de mère à 2 ans et de père à
4 ans. Il est alors (1643) recueilli par ses grands-parents maternels. Les
relations avec l'abbaye janséniste de Port-Royal vont
imprégner toute la vie de Racine. Il y subira l'influence profonde des
« solitaires » et de leur doctrine exigeante.
L'une de ses tantes y est religieuse ; sa grand-mère s'y
retire à la mort de son mari (1649). L'enfant est alors admis aux Petites
Écoles à titre gracieux. Deux séjours dans des collèges
complètent sa formation : le collège de Beauvais (1653-1654) et le collège
d'Harcourt, à Paris, où il fait sa philosophie (1658).
À 20 ans, nanti d'une formation solide mais démuni de
biens, Racine est introduit dans le monde par son cousin Nicolas Vitart
(1624-1683), intendant du duc de Luynes. Il noue ses premières relations
littéraires (La Fontaine) et donne ses premiers essais poétiques. En 1660, son
ode la Nymphe de la Seine à la Reine, composée à l'occasion du
mariage de Louis XIV, retient l'attention de Charles Perrault. Mais, pour
assurer sa subsistance, il entreprend de rechercher un bénéfice ecclésiastique
et séjourne à Uzès (1661-1663) auprès de son oncle, le vicaire général Antoine
Sconin. Rentré à Paris en 1663, il se lance dans la carrière des lettres.
La carrière théâtrale
Rejetant la morale austère de Port-Royal et soucieux de considération
mondaine et de gloire officielle, Racine s'oriente d'abord vers la poésie de
cour : une maladie que contracte Louis XIV lui inspire une Ode
sur la convalescence du Roi (1663). Il récidive aussitôt avec la
Renommée aux muses. Le duc de Saint-Aignan (1607-1687) l'introduit à la
cour, où il rencontre Molière et Boileau. Lorsque Colbert fait distribuer des
gratifications annuelles aux écrivains, Racine figure parmi les bénéficiaires.
C'est alors qu'il se tourne vers le théâtre.
Les débuts et la brouille
avec Molière
Le 20 juin 1664 est créée la première tragédie de
Racine : la Thébaïde, qui n'obtient qu'un succès d'estime (douze
représentations en un mois), bien que la troupe de Molière ait monté la pièce
avec soin.
Suit Alexandre le Grand, que joue d'abord la troupe
de Molière, en 1665. Insatisfait des acteurs, Racine n'hésite pas à remettre sa
pièce à la compagnie rivale, celle de l'Hôtel de Bourgogne, ce qui lui vaudra
la brouille définitive avec Molière.
Succès côté cour … et côté jardin
L'année suivante, il publie la Lettre à l'auteur des
« Hérésies imaginaires », contre son ancien maître janséniste Pierre Nicole,
qui venait de condamner le genre théâtral. Pourtant, le jeune dramaturge,
enivré de ses succès, entend bien persévérer dans la voie criminelle du
théâtre. La rupture avec Port-Royal est alors consommée.
En 1667, Andromaque est créée dans les appartements
de la reine, puis jouée à l'Hôtel de Bourgogne. Cette fois, le succès est
immense. Désormais, Corneille sait
qu'il a un rival.
L'amour du théâtre est propice aux liaisons avec les
comédiennes : Racine s'éprend d'abord de la Du Parc,
qui le paie de retour, puis de la Champmeslé,
qu'il fait débuter à l'Hôtel de Bourgogne dans le rôle d'Hermione au printemps
1669. Cependant, ce n'est pas sur lui-même que Racine a étudié les effets et
les ravages de l'amour-maladie : son imagination, sa sensibilité, son
talent ont fait leur office. Son œuvre n'est pas une confidence.
La décennie glorieuse
En 1668, Racine écrit ce qui sera son unique comédie, les
Plaideurs. Mais c'est surtout avec Britannicus (1669) – dans
lequel, en prenant pour sujet et pour cadre l'histoire romaine, Racine s'engage
sur le terrain de prédilection de son rival, Corneille – que sa gloire
devient éclatante. Dès lors, il rencontre le succès avec chacune de ses pièces :
en 1671 avec Bérénice, en 1672 avec Bajazet, en 1673 (année où
le poète est élu à l'Académie française) avec Mithridate, en 1674 avec Iphigénie
en Aulide. Trois ans plus tard, Racine fait éditer son théâtre et donne Phèdre.
Louis XIV lui octroie alors une gratification exceptionnelle de
6 000 livres et le charge, avec Boileau, d'être son historiographe.
Chacune des pièces de Racine fit lever cabales, libelles,
parodies et pamphlets, qui témoignèrent à la fois de ses succès et de
l'acharnement d'une opposition qui ne désarma pas.
Dévotion privée et
honneurs publics
Après son mariage (1677) avec Catherine de Romanet, une
parente de son cousin Nicolas Vitard, et revenu lui-même à la religion de son
enfance, Racine vit en bon époux et en bon chrétien. Il exhorte ses sept
enfants à la piété la plus stricte et quatre de ses filles entreront dans les
ordres.
Au service du roi
Négligeant désormais le théâtre que la cour, de plus en plus
dévote, voit d'ailleurs avec moins d'enthousiasme, Racine joue sans hésiter son
rôle d'écrivain thuriféraire du roi. Cela lui vaut, en retour, d'être parmi les
familiers de la cour, d'avoir un logis à Versailles, et ses entrées dans le
cercle privilégié que le roi réunit à Marly. En 1678, il suit Louis XIV
dans ses campagnes. Sa production d'historien reste cependant mince ; on
lui devra surtout un Éloge historique du Roi sur ses conquêtes (1684)
et une Relation du siège de Namur (1692). Réconcilié avec Port-Royal
(il laissera un Abrégé de l'histoire de Port-Royal, posthume), Racine
entre en 1683 à l'Académie des inscriptions et se trouve, avec Boileau encore,
chargé de préparer les inscriptions latines que le roi fait graver au-dessous
des peintures qui décorent Versailles. Il achète en 1690 une charge de
gentilhomme ordinaire de la chambre.
Inspiration sacrée
Durant cette période, Racine jouit également de la protection
de Mme de
Maintenon. Celle-ci avait ouvert à Saint-Cyr une institution pour
jeunes filles nobles démunies. Afin de leur faire pratiquer le chant, le jeu
théâtral, et leur donner en même temps des divertissements édifiants, elle
commande au poète des tragédies religieuses. Racine revient donc au théâtre
mais à un théâtre d'inspiration sacrée : il écrit Esther, créée à
Saint-Cyr en 1689 en présence du roi et très appréciée du public de cour, puis Athalie (1691).
Un zèle imprudent pour Port-Royal à une époque où la
persécution se faisait sentir le met en délicatesse avec Mme de Maintenon
et en demi-disgrâce à la Cour. Après avoir souffert d'un abcès au foie, Racine
s'éteint le 21 avril 1699. Louis XIV lui accorde la sépulture à
Port-Royal.
L’œuvre de Racine
Une inspiration
profane, puis chrétienne
Comparée à l’œuvre de ses contemporains, tels Corneille ou
Molière, la production de Racine est moins abondante. Il n’écrivit que douze
pièces au total ; mais quelles pièces !
L’ensemble s’articule en deux volets : les tragédies de
la période théatralement féconde, avec la parenthèse d’une seule comédie, les
Plaideurs (satire visant le monde judiciaire) ; puis les deux
tragédies d’inspiration biblique, Esther et Athalie, pièces de
circonstance mais traductions personnelles d’un retour à la foi.
Les grandes tragédies de la période la plus créatrice, aux
thèmes non-religieux, permettent de définir les caractéristiques du théâtre
racinien : un respect des règles qui ont conditionné l’art classique, une
évolution dans le traitement des personnages et de l’action qui rompent avec la
tradition des pièces héroïques ou exemplaires, l’obsession de représenter des
passions exacerbées, enfin une fluidité musicale du langage.
Le respect rigoureux des règles
classiques
Contrairement à Corneille, Racine respecte sans difficulté
ces contraintes héritées du théâtre antique et codifiées par Boileau dans son Art poétique :
« Qu’en un lieu, un seul jour, un seul fait accompli tienne jusqu’à la fin
le théâtre rempli ». Dans la préface de Britannicus, il se dit
partisan d’« une action simple chargée de peu de matière, telle que doit
être une action qui se passe en un seul jour et qui, s’avançant par degrés vers
sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des
personnages ». Il n’a jamais dérogé à ces obligations.
L'exaltation des
sentiments est toute l'action
Phèdre déroule dans le cadre d’une journée les
événements qui mènent la jeune épouse du roi Thésée à déclarer son amour à son
beau-fils puis à se donner la mort au retour de son mari. Ou bien, dans Andromaque,
ce même délai permet au roi Pyrrhus d’hésiter entre deux femmes, Hermione et
Andromaque, de choisir la seconde et de périr des coups portés par un homme
armé par la femme abandonnée.
La représentation de sentiments exaltés et l’arrivée
d’événements dramatiques et sanglants ne créent pas une multitude d’éléments
disparates ; tout repose sur une ligne simple qui suit son évolution,
depuis l’exposition jusqu’au dénouement.
Captiver avec
rien ?
Poussant la règle des trois unités jusqu’à son utilisation la
plus minimale, Racine a même imaginé une action réduite à des faces à face et à
une séparation du couple principal sans qu’intervienne aucun rebondissement. C’est
le cas de Bérénice où la reine de Judée, Bérénice, et l’empereur de
Rome, Titus, sacrifient leur amour aux intérêts de l'État. Dans sa préface à
cette tragédie, Racine explique vouloir : « faire une tragédie avec
cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des anciens […] Il y en a
qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne
songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de
rien ». Il s'agit pour lui en effet d'« attacher durant cinq actes
leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions,
de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression. » Ainsi
s’oppose-t-il aux auteurs dont les pièces accumulent les incidents et les coups
de théâtre…
Le respect du contexte
antique
Quelques exceptions
D’une manière paradoxale, le théâtre classique – et surtout
le genre de la tragédie – place sa modernité dans une transposition des actions
et des sentiments dans un contexte antique. Les pièces doivent le plus possible
puiser dans la mythologie gréco-romaine, les tragédies des Anciens ou les faits
relatés par les historiens grecs et latins. Racine a plusieurs fois dérogé à ce
principe.
L’action des Plaideurs se passe de son temps,
puisque c’est une charge contre la justice telle qu’il l’a connue (même si la
trame est inspirée des Guêpes d’Aristophane), mais cela est admis
dans le registre comique, genre moins noble.
Plus inattendu : l’action de Bajazet a lieu au xviie siècle,
mais en Turquie. Dans sa seconde préface, Racine soutient que la distance
géographique a le même sens que la distance dans le temps (« On peut dire
que le respect qu’on a pour les héros augmente à mesure qu’ils s’éloignent de
nous [… ] L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande
proximité des temps »). Enfin, les deux tragédies tardives, Esther et Athalie,
ont prennent leurs sources dans les « Saintes Écritures » – ce
qui est une autre forme d’éloignement.
Sous le masque de
l'Antiquité gréco-romaine
L’Antiquité reste dominante. Cette Histoire ancienne, et ses
auteurs – historiens et dramaturges,- Racine les connaît parfaitement. Dans les
préfaces de ses pièces, il dispute à distance avec ceux qui contestent telle ou
telle transposition et les contredit avec une imparable érudition. Si l’on
examine les sujets des huit pièces « antiques », on constate que
l’histoire et la mythologie grecque l’emportent, de peu, sur les sujets
romains. Quatre pièces, la Thébaïde (qui s’inspire du mythe
d’Antigone et de ses frères), Andromaque, Iphigénie et Phèdre suivent
d’assez près des sujets traités par les grands auteurs grecs. Alexandre le
Grand relève, comme son titre l’indique, de l’histoire hellénique. En
relation avec l’histoire romaine, il ne reste que trois œuvres, Britannicus, Bérénice et Mithridate.
Vu sous cet angle, le théâtre de Racine serait plus grec que
romain. Mais les deux inspirations se rejoignent dans une même vision poétique
du passé, un temps à la fois réel et idéalisé, authentique et imaginaire où
l’on peut à la fois interroger l’Histoire et transposer le présent d’une façon
masquée.
D’une façon indirecte, Racine, dans sa préface à Iphigénie,
reconnaît que l’Antiquité recèle une traduction de l’actualité :
« J’ai reconnu avec plaisir, par l’effet qu’a produit sur notre théâtre,
tout ce que j’ai imité ou d’Homère ou d’Euripide, que le bon sens et la raison
étaient les mêmes dans tous les siècles. Le goût de Paris s’est trouvé conforme
à celui d’Athènes. Mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis
autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce. » Les contemporains
de Racine y voyaient même parfois des allusions transparentes à des personnages
de la Cour…
La passion mise à nu
Racine a parfois affirmé que son théâtre était une école de
vertu. Si cela est vrai pour ses deux dernières tragédies, Esther et Athalie,
il n’en est rien pour ses principales tragédies. Toutes, et surtout ses
chefs-d’oeuvre les plus célèbres, donnent à voir la passion amoureuse dans sa
violence la plus incontrôlable. Chez les amants raciniens, il n’y a plus de
morale, plus de religion, plus d’interdit – même si certains commentateurs
discernent en arrière-plan un sens caché du péché et d’un Dieu chrétien jamais
totalement effacé. Ces amoureux sont transportés par leurs passions, jusqu’à la
mort – la leur ou celle des autres.
Tous sont le jouet de
leurs passions
Phèdre défie les tabous en avouant son amour à son beau-fils
et, ayant avoué sa faute, se donne la mort. Hermione, dans Andromaque, se
venge de ne pouvoir garder l’amour de Pyrrhus et fait tuer par Oreste ce roi
qu’elle devait épouser. Néron, dans Britannicus, fait arrêter puis
empoisonne son rival Britannicus dans l’espoir de posséder la jeune Junie. La
vie d’Iphigénie, promise au sacrifice, n’est qu’un jouet pour son père
Agamemnon qui fait passer l’ambition personnelle avant l’amour paternel.
Roxane, la favorite du sultan, est prête à tout pour l’amour du frère du
sultan, Bajazet, qui feint de l’aimer ; découvrant qu’il la trompe, elle
le fait assassiner.
Bérénice et Andromaque sont les deux héroïnes raciniennes qui
ne paieront pas de leur vie leur passion pour un homme dont elles n’obtiendront
rien : la première, parce que le couple prend conscience du caractère
impossible de leur amour ; la seconde, parce que la mort du roi Pyrrhus
qu’elle a séduit, tué à la demande de sa rivale Hermione, la transforme en
reine héritière malgré elle.
« Exciter la
compassion et la terreur »
Pour Racine, le sujet, le territoire, l’objet même de la
tragédie, c’est la passion. Et son but, suivant la formule héritée d'Aristote,
« exciter la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de
la tragédie » (préface d’Iphigénie). Mais sa grande nouveauté est de faire
de ses héros des personnages simples, crédibles, vraisemblables, ressemblant
aux personnes de son époque, à l’opposé des figures souvent boursouflées et
excessives des tragédies baroques.
Dès Andromaque, il affirmait que, suivant les conseils
d’Aristote, les protagonistes ne devaient être ni « tout à fait bons, ni
tout à fait méchants » et tomber « dans quelque faute qui les fasse
plaindre sans les faire détester ». Aussi, chez lui, la représentation des
plus violents excès de la passion ne met-elle pas en cause le caractère
éminemment humain de personnages en proie à des émotions et des aspirations
contradictoires. Héros et héroïnes sont déjà ce qu’on appellera beaucoup plus
tard anti-héros et anti-héroïnes.
L’extrême musicalité du
vers racinien
Plus encore que les autres auteurs classiques, Racine est un
poète. Ses alexandrins sont si rythmés et musicaux qu’on a parfois soutenu que
ses tragédies ne gagnaient rien à être jouées et qu’il fallait les écouter
comme des poèmes. Les mises en scène modernes nous ont prouvé le
contraire : les scènes sont fortes, structurées, pas du tout fondées sur
la seule incantation. Mais, alors que Corneille et Molière ont une formation
rhétorique et jouent volontiers avec la forme du discours, Racine se place
davantage à l’intérieur du flux de la conscience de ses personnages et leur
donne un langage plus fluide, où les mots se répondent dans une forme
d’assonance et de chant. Les propos sont en situation, participent à l’action
mais peuvent être aussi détachés, isolés, comme des phrases dont la beauté
enchante et la profondeur bouleverse.
Ainsi Phèdre
se voyant tout haut à la place d'Ariane et menant un Hippolyte-Thésée :
« Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée ou perdue. »
(Phèdre, acte II, scène V).
« Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée ou perdue. »
(Phèdre, acte II, scène V).
Ou Junie
répondant à Britannicus :
« J’ose dire pourtant que je n’ai mérité
Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité »
(Britannicus, II, 3).
« J’ose dire pourtant que je n’ai mérité
Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité »
(Britannicus, II, 3).
Balancements,
symétries, juxtapositions de termes antinomiques (oxymores) et assonances
suggestives traduisent brillamment dans le vers racinien les impasses qui
enferment, la fureur qui transporte, l'effarement qui rend fou ; ainsi
dans le célébrissime alexandrin d'Oreste perdant la raison : « Pour
qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? »
(Andromaque, V, 5).
La maîtrise du lyrisme stylistique donne au vers une mélodie prégnante propre à Racine.
(Andromaque, V, 5).
La maîtrise du lyrisme stylistique donne au vers une mélodie prégnante propre à Racine.